Bruno Dubarry : « L’agriculture agroécologique et son positionnement ‘circulaire’ est l’approche qui permet d’aborder le changement climatique et ses impacts avec des techniques »
L’ancien CEO de l’Association Mauritian Manufacturers (AMM) milite, aujourd’hui, du côté de la société, Le Vélo Vert. Alors qu’on assiste depuis quelques années à un match entre l’agriculture raisonnée et l’agriculture biologique, Bruno Dubarry, évoque une alternative plus séduisante, voire une technique plus verte, l’agriculture agroécologique.
Bruno Dubarry, vous étiez président de l’AMM. Aujourd’hui,
vous êtes responsable de la société, Le Vélo Vert. Comment s’est faite cette
transition du secteur manufacturier local à l’agriculture ? Et
pourquoi ce changement de carrière ?
J’ai
travaillé au sein de l’AMM six années dont quatre en tant que Chief Executive
Officer. J’occupe la présidence de l’association Le Vélo Vert et la
direction de son programme EMBEROI III depuis le mois de mai 2022. Cette
transition s’est faite de manière progressive après de multiples constats et
plaidoyers qu’il m’a été possible de faire dans mon précédent poste, j’ai
exprimé le besoin d’aller directement au contact des activités agricoles pour
préparer ces solutions futures qui permettront à Maurice de renouveler une
partie de ses activités manufacturières et hôtelières par l'approvisionnement
local en fruits et légumes au moyen d’une filière agroécologique. Comme cela
faisait deux ans - avec la période pandémique suivie du conflit armé européen -
que je contribuais à des réflexions nationales et internationales sur la
sécurité alimentaire et nutritionnelle, j’ai donc franchi le pas en me mettant
en consultant indépendant tout en prenant des responsabilités au sein du Vélo
Vert.
Néanmoins, vous gardez un pied dans l’industrie locale car
Le Vélo Vert produit des légumes à Maurice. Votre avis.
C’est l’approche en filière qui présente pour moi la clé du changement durable et inclusif, qui a retenu mon attention et qui m’a conduit à m’intéresser au système agroalimentaire partant des champs avant de revenir à la transformation et la distribution. Le Vélo Vert est donc un acteur clé dans la réforme nécessaire de nos modes de production et de consommation, sous contrainte climatique et énergétique, dans un contexte économique et social particulièrement fragile où les aspects alimentaires et d’autonomie économique occupent une place toujours plus importante.
Parlez-nous plus du Vélo Vert.
Cette année, cette
association fêtera ses 10 anse. Elle fait suite à une activité commerciale
créée quelques années auparavant centrées sur la production, le collecte et la
vente de produits certifiés agriculture biologique. Après quelques années de
difficultés, l’association a été créée pour venir renforcer les bases de
connaissances et d’entre-aide parmi les planteurs mauriciens, d’où cette
approche programmatique avec EMBEROI (Expansion en Maraîchage Biologique avec
Expertise Régionale Océan Indien) phases 1 et 2. Après l’interruption de la
période pandémique, une troisième phase du programme EMBEROI financée par
l’Union Européenne et soutenue par la MCB et le groupe Eclosia a démarré fin
2021 jusqu’à fin 2024, s’attelant à former, certifier, expérimenter,
communiquer auprès des publics de producteurs, acheteurs et décideurs.
L’accélération est en cours et avec une équipe salariée de 12 personnes, j’ai
bon espoir que Le Vélo Vert accomplira ses objectifs et les dépassera de par
son imbrication grandissante avec la société civile notamment avec les
entreprises privées et les ONG. La coopération régionale est aussi importante
et mobilise tout autant notre organisation avec les passages réguliers de
délégations étrangères sur nos champs et la participation active de nos
effectifs dans des projets comme APTAE-OI (Appropriation des Pratiques pour une
Transition Agroécologique dans la région Sud-Ouest Océan Indien) sous le
programme SANOI (Sécurité Alimentaire et Nutritionnelle Océan Indien) de la
COI.
Avec le Vélo Vert, vous évoluez dans l’agriculture biologique. Un domaine auquel le gouvernement apporte peu d'intérêt, car celui-ci soutenait plutôt, l’agriculture raisonnée. Votre avis.
Il y a une complexité cachée dans ce sujet. Le Vélo Vert est un acteur de référence sur l’agriculture agroécologique, qui englobe et dépasse l'agriculture biologique. Les pratiques agricoles que nous expérimentons et transmettons sont libérées de l'habitude de traiter chimiquement ou biologiquement les sols et les plants. C’est la principale différence entre le biologique (aussi appelé organique) et l’agroécologique. Autrement dit, ce dernier va plutôt se focaliser sur un modèle inspiré de la nature (une forêt par exemple) et recréer ces conditions dans lesquelles les activités agricoles (maraîchage, agroforesterie, élevage) vont se développer sans reposer sur des traitements chimiques ou biologiques. Le gouvernement a déjà réalisé un certain nombre de plans, ces dernières années, pour l’agriculture biologique avec les difficultés d’exécution que cela présente. Je pense que la clé est de pouvoir présenter des modèles qui fonctionnent pour que le régulateur et financeur public sache dans quelle direction et par quels moyens orienter les producteurs et consommateurs.
Allons droit au but, nous assistons à un match entre l’agriculture raisonnée v/s l’agriculture biologique ?
Si c’est un match, il est perdu d’avance pour les deux modèles. L’agriculture raisonnée ne règle pas les problèmes d’appauvrissement des sols et de pollution de l’environnement et se traduit par des produits chimiques dans les organismes vivants (nous compris !), l’agriculture biologique repose sur des intrants biologiques, donc des coûts d’imports, de production et de certification qui ne le rende pas accessible à tout producteur ou tout consommateur et qui ne règle pas non plus les problèmes d’adaptation au changement climatique (gestion de l’eau, des ravageurs, enherbement, fertilité des sols). L’agriculture agroécologique et son positionnement "circulaire" (paillage et compostage à partir de ses propre matières organiques sur la ferme, dont les déjections animales nourris avec les plantes de la ferme ; ‘landscaping’ en "lasagne", couvert végétal, haies vives, plantes auxiliaires pour maîtriser l’eau et les ravageurs, etc) est l’approche qui permet d’aborder le changement climatique et ses impacts avec des techniques qui n’aggravent pas la balance "carbonée" de l’économie et au contraire la rééquilibre entre autres par des leviers de circuits courts, services entre espèces, aménagement du territoire, préservation de la biodiversité, résilience des communautés.
Laquelle des deux, est la plus rentable/profitable, dans un climat comme le nôtre ?
Je pense que la place
accordée au durable est en train de s'affirmer et que la rentabilité ou
profitabilité devront se confronter à cette réalité, car des investissements et
des modèles dépendants de l’extérieur en termes d’intrants ne sont pas des
gages de durabilité. Sans parler de l’impact sur la santé humaine et animale.
Pour ce qui est de notre région subtropicale, le climat notamment est propice
pour des variétés et moins, voire pas du tout pour d’autres variétés de fruits
et légumes. Le sujet sous-jacent est donc celui des habitudes alimentaires qui
doivent changer pour toutes les raisons évoquées précédemment. Se nourrir par
exemple, toute l'année de pommes de terre, oignons, tomates, concombre, choux,
c’est faire le choix de produits inadaptés à une agriculture sans traitement.
Il y a donc un boulevard pour nos produits "letan lontan", mais aussi
produits que nous ne trouvons pas à Maurice mais qui sont adaptés à nos
conditions climatiques pour l’alimentation humaine et animale. Cela revient
toujours à des questions d’offres et de demandes, mais sans expérimentation
concrète et ambitieuse pour la transition agroécologique ; il y aura toujours
une agriculture conventionnelle dominante, peu diversifiée, sous subsides donc
déficitaire, une biodiversité déclinante et des métiers agricoles insuffisamment
attractifs. Ce cercle vicieux nous le connaissons bien et il faut donc adopter
un esprit de transition avec une culture de programmation du changement, en
prenant soin de mettre les outils nécessaires à l’écosystème. Le Vélo Vert
avance pleinement dans cette direction et avec une ambition collective et
régionale.
Justement, on entend plus parler de l’agriculture
raisonnée. Ce projet est encore ‘on’ ?
La Chambre d’Agriculture
de Maurice a conduit un programme Smart Agriculture pour justement documenter
et expérimenter sur un échantillon de producteurs, les réalités, blocages et
opportunités à aborder des pratiques agricoles raisonnées c’est-à-dire réduisant
l’utilisation d'intrants chimiques. Les enseignements sont éclairants. Je
regarde l’ensemble des initiatives publiques et privées comme une recherche
collective, mais trop peu coordonnée vers un nouveau modèle agricole mauricien
(au pluriel). Ce qu’il faut c’est un équilibre entre une culture de
l’expérimentation permettant la préparation de réformes et un État directeur
qui sur la base d’un consensus économique et scientifique fait les bons
arbitrages en termes de finances publiques, de réglementations, de formation
technique et supérieure. L’agriculture en tant que secteur d'activité est un
écosystème donc il faut une approche écosystémique pour le faire évoluer
durablement.
Bruno Dubarry, une question nous taraude, vous êtes citoyen français, pourquoi demeurez-vous à Maurice, voire aider vous à l'évolution de Maurice ?
Je suis né à Maurice
d’une mère mauricienne et d’un père français. L’essentiel de mes années s'est
passé entre l’Afrique continentale, l’Europe et l’Amérique du Nord. J’ai donc
une conception de Maurice et de sa place dans le monde qui m’est personnelle.
Le parcours, le potentiel et les défis à venir de Maurice seront à transmis à
notre génération. Ces défis frapperont de plein fouet notre génération. Je
pense ne pas avoir d’autre choix que de contribuer à l’évolution du pays et de
sa région.
La situation actuelle à Maurice - économique et politique –
ne vous décourage-t-elle pas ?
Elle est dure, mais
chaque génération a connu en son temps de grands défis économiques et
politiques. Nous n’y échappons pas. Je sais que nous n’avons que le présent, le
passé ne nous appartient plus et l’avenir ne nous appartient pas. C’est donc au
présent qu’il faut conjuguer le mot courage, d’ailleurs c’est bon de retourner
à la définition et l’étymologie des mots de temps en temps, allez-y vous
redécouvrirez tout le poids de ce mot !
L’agriculture, autrefois un des piliers de notre économie,
n’est plus un secteur qui rapporte autant. Croyez-vous en l’avenir de ce
secteur ? Pensez-vous qu’il est toujours essentiel à notre économie ?
C’était un pilier avec une denrée qui avait le monopole de l’agriculture, la canne à sucre. En revanche, tout le monde avait ou essayait d’avoir un potager, ce goût-là il faut qu’il revienne mais avec des pratiques agroécologiques. C’est un secteur qui ne peut pas se regarder uniquement d’un point de vue économique étant donné son emprise avec l’alimentation humaine et animale, l’aménagement du territoire (aussi d’un point de vue esthétique !), la production et la consommation d’énergie, la gestion des ressources naturelles, la préservation de la biodiversité, l’impact sur le climat et l’environnement (terrestre et marin). Je pense qu’il doit passer d'ancien pilier économique à levier de transition écologique pour Maurice. Le choix de l’agroécologie est un parfait véhicule pour cette transformation...
En toute franchise, pensez-vous que ce secteur est délaissé par l'État ?
Non, je pense que c’est
un secteur tout à la fois simple et complexe. C’est là que viennent
s’entrechoquer des choix de politiques d’ouverture ou de fermeture du marché,
de sécurité d’approvisionnement, d’aide au développement, d’organisation du
changement. Je pense que l’État doit organiser le changement sans forcément le
conduire à tous les niveaux, mais plutôt mettre les acteurs en condition de
changer avec des outils d’accompagnement et une date limite.
Et l’auto-suffisance. Atteindrons-nous l’auto-suffisance ou est-ce une utopie ?
Je pense que ce mot est employé pour de mauvaises raisons s’il consiste à culpabiliser les comportements tant que l’auto-suffisance ne serait pas atteinte. Cependant, s’il sert à requestionner pour agir sur le présent, c’est une bonne utilisation. Pour construire la feuille de route d’une transition agroécologique, j’emploierai plutôt le terme de sécurité alimentaire et nutritionnelle, amplement défini par les instances internationales et permettant de fixer des degrés de réussite et des objectifs d’action.
L’industrie locale, l’agriculture, y-a-t-il d’autres secteurs susceptibles de vous intéresser ?
Il faut rester curieux ! L’industrie et l'agriculture sont tous deux connectés à
d’autres secteurs et sont aussi de grands consommateurs de technologies, sans
cesse dans l’innovation !
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